© 2002, Patrick Dubreucq, Association des amis du Musée Fabre
L'arrivée à Tunis, le ler avril 1914, reste une date clé dans la vie et l'ouvre d'Alexandre Roubtzoff. Certes l'Orient ne lui était pas inconnu. Déjà, en août 1900, un voyage en Crimée Tartare lui avait donné un avant-goût de ce monde oriental "si diamétralement opposé à la vie européenne". Plus tard (1913), un séjour à Tanger le pousserait irrémédiablement vers les pays du soleil. Mais c'est à Tunis véritablement que Roubtzoff connaît l'éblouissement et ne veut plus repartir : "Si je tiens à vivre toujours ici c'est qu'ailleurs j'aurais la nostalgie de la lumière".
Habitué aux paysages mornes et brumeux de sa ville natale, le slave est à jamais séduit par la luminosité du pays qu'il découvre. La lumière méditerranéenne et ses effets si particuliers transfigurent sa palette : "Que de fois m'est-il arrivé de peindre des couchers de soleil étonnants comme celui-ci : les derniers rayons viennent éclairer un marabout. La partie éclairée m'apparaît rouge. Celle restée dans l'ombre est bleue. Mais dans la graduation des valeurs, le rouge est plus foncé que le bleu, ce qui revient à dire que la lumière est plus foncée que l'ombre". Le paysage devient ainsi son thème de prédilection. Alfred Sisley disait que pour peindre la nature il fallait avant tout en tomber amoureux. La permanence du thème s'explique sans doute chez Roubtzoff par ce sentiment d'amour qu'il éprouvait pour la terre de Tunisie.
Pratiquant la peinture de plein air, in situ, sur le motif, l'artiste abandonne
le style précis et minutieux qui caractérisait ses toiles russes pour ne privilégier
que l'impression visuelle immédiate chère aux impressionnistes. Fait pictural
marquant de son arrivée et installation à Tunis, la libération de toute contrainte
linéaire ! Roubtzoff fait définitivement sien le précepte de son maître Zionglinski
: "Le principe de la peinture réside en ce qu'il n'y a pas d'objet mais des taches
et leur jeu".
Ainsi, dans Kalaat-es-Senam, localité du sud tunisien que le peintre affectionnait tout particulièrement, la netteté des contours s'estompe, les formes se brouillent, réduites à quelques taches colorées. Tout est à l'état d'indication et la couleur s'affirme comme l'élément dominant.
Parallèlement à ce goût du paysage, Roubtzoff s'intéresse à la représentation
de la figure humaine. Ses premières toiles orientalistes montrent pour la plupart
des scènes de la vie quotidienne, iconographie courante chez les peintres d'Afrique
du Nord au début du XXe siècle : filage de la laine, tissage des couvertures,
préparation et cuisson des aliments. L'artiste semble avant tout se concentrer
sur les gestes et attitudes des modèles dans leurs tâches domestiques. Les éléments
exotiques comme les bijoux ou les tatouages retiennent également son attention
mais l'intérêt porté aux physionomies est moindre. Souvent les visages restent
peu expressifs et semblent même parfois perdus, comme "écrasés" par la richesse
du décor et l'éclat des étoffes (Boumia,1917).
Une évolution très nette se dessine à partir des années vingt qui procède d'une approche plus sensible et humaine de l'Orient. D'abord, le choix de cadrages resserrés sur les personnages, moins neutres, ramène l'attention sur la figure proprement dite. Celle-ci se voit dépouillée des éléments anecdotiques et exotiques qui l'entouraient et devient le sujet principal de la toile. Ensuite l'émotion perce sur les visages, l'artiste cherchant à saisir le vif d'une expression, l'intensité d'un regard. A propos de Zohra et Salha, ouvre du 1942, Lynne Thornton note ainsi, dans son ouvrage sur la femme dans la peinture orientaliste, que la jeune mère semble inquiète d'être peinte et que Roubtzoff, contrairement à d'autres peintres, tient compte des sentiments de la personne qu'il observe. Désormais, sa peinture repose davantage sur une approche réelle de la figure humaine qui rend au visage toute son intégrité. Le thème de la maternité, qui n'a jamais été autant traité que durant les dernières années, participe pleinement de cette veine plus sensible.
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