Le télescopage des images et des plans rappelle les compositions futuristes
que le peintre avait pu déjà voir au début des années dix à Saint-Pétersbourg
où ce courant fut très présent. La toile évoque également par l'importance laissée
aux lettres typographiques (pages de journaux, publicité) les tableaux alogiques
de son compatriote Kasimir Malevitch. Enfin, les collages surréalistes réunissant
des figures sans véritable lien apparent ont pu être une autre source d'inspiration.
Cependant toutes ces références sont transcendées par un artiste libre de tout
esprit de système. Ainsi, alors que le manifeste futuriste proclame qu'un cheval
qui court n'a pas quatre pattes mais vingt et que leurs mouvements sont triangulaires,
les jambes des élégantes de Roubtzoff sont nettes et définies. De même, les
tickets de tramway et autres billets de banque figurés sur la toile sont de
parfaites imitations peintes - préfigurant la démarche hyperréaliste des années
soixante - et non de véritables fragments posés tels quels sur le support comme
le pratiquent à la même époque les dadaïstes. Cette déclinaison originale des
courants d'avant-garde situe définitivement Roubtzoff bien loin du groupe des
simples épigones.
Mais le plus étonnant reste à venir. En 1927, à Montpellier, l'artiste exécute
une ouvre des plus sibylline: un disque de signalisation pour chemin de fer
vu en gros plan. L'affirmation de l'objet banal comme sujet unique de la toile
annonce curieusement, avec plus de quarante ans d'avance, les recherches du
Pop-Art. A peu près à la même époque (1921), Stuart Davis, considéré comme le
grand précurseur de ce courant, ose peindre un paquet de Lucky Strike. Dans
les deux cas, il s'agit de proposer un nouveau regard sur les choses, évoquer
la modernité sans pour autant tomber dans l'abstraction. "Je me suis rendu compte
que les choses même les plus banales recèlent une force particulière, pourvu
que l'on sache sous quel angle les envisager". Cette esthétique du regard prônée
par le photographe Joël Meyerowitz et que l'on retrouve déjà en germe dans la
peinture d'Alexandre Roubtzoff. Ces accents novateurs appellent aujourd'hui
à une redécouverte et surtout une relecture de l'ouvre.
Texte écrit par Patrick Dubreucq dans le N°61 de la revue "La Rencontre" éditée
par l'Association des Amis du Musée Fabre.
Début de l'article